Opus Pokus

Qu’en pensent les abeilles grises ?

Un sentiment étrange

Plus nous remontons dans le passé, plus nos souvenirs sont troubles, flous et imprécis. Ils sont même souvent partiellement transformés par le temps. Prenons l’exemple des souvenirs de famille.
Excepté pour les orphelins, nous connaissons tous nos parents. Nous connaissons leurs métiers, leurs activités préférées, leurs loisirs… Parfois, nous le savons trop bien pour les avoir supportés trop longtemps !
De nos grands-parents, si nous savons quels étaient leurs métiers, déjà, la réalité du quotidien de ce métier est plus floue, car l’époque était bien différente.
Et pour nos arrières-grands-parents, c’est le brouillard. Sans archives familiales, photos, récits, sans la parole transmise, impossible de se rendre compte de leur quotidien. Et encore, la parole transmise est souvent déformée, ou alors l’époque était tellement troublée qu’il nous est impossible d’en prendre la mesure.

Lorsque j’interrogeais ma grand-mère sur la seconde guerre mondiale, elle finissait toujours par me dire, « mais de toute façon, vous ne pouvez pas vous rendre compte…»

Au moment où la guerre en Ukraine éclate, j’ai un sentiment étrange…

Pas facile de discuter avec les anciens…

Ce n’est pas facile de discuter avec les anciens de ces périodes troublées parce que, parfois, ça leur fait mal, cela fait remonter des moments terribles, des moments de peur intense. 

En février 1991, lorsque l’armée américaine lance son offensive dans le désert d’Irak, la télévision diffuse les premières images de missiles tirés depuis leurs batteries. La mise à feu est impressionnante. Depuis un mois, il ne se passait rien malgré une importante couverture médiatique. A cette période, je suis en vacances chez ma grand-tante, dans les Vosges, à Gérardmer.

Au moment précis où les missiles apparaissent sur l’écran de télévision, je vois ma grand-tante de  presque 90 ans (elle est née en 1902) se plier en deux et plonger son visage dans ses mains comme pour soustraire ses yeux à la vue des missiles. Sur le coup, je suis surpris. Je ne comprends pas son désarroi. Lorsqu’elle se relève, son visage est défait, elle est en panique et elle dit : « Ça recommence, ça recommence… »

Devant elle se dressent une fois encore les fusées allemandes V2. Elle entend le bruit sourd des canons et des bombardiers qui passent au dessus des forêts vosgiennes.

Elle redit : « Ça recommence, ça recommence… » 

Elle ne me parle pas, elle se parle à elle-même. Je pose une main sur son épaule et je tente de la rassurer en lui disant que l’Irak est un pays lointain. Je crois lui avoir dit de ne pas s’inquiéter, qu’elle ne connaîtra plus la guerre. Aujourd’hui, elle est partie.

Au moment où la guerre en Ukraine fait rage, j’ai un sentiment étrange…

Rien ne devient jamais réel tant que…

Ma grand-tante était un personnage hors du commun. Clémence était une fille du siècle. Née en 1902, elle était assez grande pour se rendre compte des atrocités de la Grande Guerre, la première guerre mondiale, et elle était dans la pleine force de l’âge lorsque Hitler envahit la Pologne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, et la France en passant par la Belgique. Tiens, tiens… L’envahisseur passe toujours par le nord.

Elle nous a laissé un trésor inestimable. Un carnet de souvenirs d’une cinquantaine de pages, relatant sa vie, son enfance, les périodes troublées par les guerres, des moments de joie comme des moments de peine. Je me suis inspiré de ses souvenirs pour écrire le roman (Une semaine formidable) inscrit dans le contexte historique des prémices de la seconde guerre mondiale. L’attaque du village de Xonrupt-Longemer par les allemands en juin 1940 en est un exemple. Elle y était et les balles de l’ennemi de l’époque ne sont pas passées loin. Ecrire et se plonger dans le passé d’autres personnes est un processus très immersif. Lors de l’écriture, j’étais obsédé par l’idée, non pas de « vérité historique », mais par l’idée de l’authenticité qui donnera au récit un réalisme teinté de cette distance qu’impose le temps.

Au moment où la guerre en Ukraine déclenche le déplacement de plusieurs millions de réfugiés, j’ai un étrange sentiment de déjà vu, presque de déjà vécu. Mais comme disait ma grand-mère, « vous ne pouvez pas vous rendre compte… »

« Rien ne devient jamais réel tant qu’on ne l’a pas ressenti… » dit le poète John Keats.

Alors, qu’en pensent les abeilles grises ?

Ma grand-tante Clémence, on la surnommait « Titi » parce qu’elle avait un tablier de cuisine à l’effigie de « Titi et Grosminet ». C’est resté, comme ses souvenirs resteront sur les pages d’un livre. A la fin de la seconde guerre mondiale, les allemands ont quitté Gérardmer en laissant un terre brûlée, une ville détruite à 85%. Les allemands ont incendié la maison familiale et détruit l’outil de travail de son père, une scierie, comme ils ont détruit la plupart des ateliers de la ville de Gérardmer. Clémence et toute sa famille ont reconstruit la scierie, leur maison, mais ce fut difficile. Son frère, déjà fragilisé par son expérience de la guerre du Maroc (1925-1926), ne s’en est jamais remis, tétanisé par la peur d’une troisième guerre mondiale.

Au moment où la guerre en Ukraine voit se multiplier les drames humains il n’est peut-être pas inutile de rappeler ceux vécus par nos aïeux.

Merci Clémence, merci Titi de nous avoir transmis tes souvenirs.

Aujourd’hui, imagine-t-on une guerre entre la France et l’Allemagne ? Non, et pourtant, le XXème siècle fut marqué par deux guerres mondiales. Et au XIXème siècle, la défiance entre la France, la Prusse et les Etats allemands, aboutit à la guerre de 1870.

Alors pourquoi une guerre franco-allemande est-elle aujourd’hui impensable ? Accords, traités politiques et économiques ? Peut-être mais bien avant la politique, des raconteurs d’histoires se sont emparés du sujet pour… d’abord faire réfléchir sur l’absurdité des conflits, pour faire rire et tourner les dictateurs et autres va-t-en-guerre en ridicule. L’humour et la dérision sont les armes les plus efficaces contre les conflits. La grande vadrouille (1966) et La 7ème compagnie (1973) sont les piliers de l’amitié franco-allemande ! Le dictateur (1940) de Chaplin aussi, et bien d’autres…

Le dernier roman d’Andreï Kourkov

Espérons que les russes et les ukrainiens s’empareront de leur histoire. C’est en partie déjà fait puisque Andreï Kourkov vient de publier son dernier roman, l’histoire d’un apiculteur loufoque qui cherche refuge pour ses abeilles lors du conflit en Crimée. Un roman plein d’humanité et truffé d’humour déjanté comme d’habitude : Les abeilles grises, éditions Liana Levi.